Le secteur immobilier, sous les apparences de la simplicité, est complexe. Il a en effet, la particularité de réunir des métiers très différents – investisseurs de toutes natures, banquiers, promoteurs, constructeurs, sociétés de gestion, gestionnaires, intermédiaires, experts, etc. – et de traiter de domaines divers – logement, immobilier commercial, santé, logistique ou hôtellerie. Certains acteurs opèrent via des sociétés du secteur coté tandis que d’autres ont longtemps échappé à toute réglementation, et les types d’opérations de gestion réalisées sont nombreux : achat, vente, gestion, location ou réalisation de travaux.
La richesse et la variété de ce paysage rendent difficile la mise en place de pratiques communes en matière de gestion des risques.
Des avancées en matière de bonnes pratiques
Deux événements majeurs survenus au cours des vingt dernières années ont permis des progrès décisifs.
La crise immobilière ravageuse des années 1990, tout d’abord, se solda chez les institutionnels français par un traumatisme profond et une défiance durable à l’égard de notre classe d’actifs.
Ce désintérêt provoqua une baisse des prix, ce qui attira massivement les fonds anglo-saxons opportunistes à partir de 1995. Ces institutions importèrent le marketing financier dans notre secteur, provoquant une financiarisation dont on a pu par la suite apprécier diversement les effets, mais cela fit sans aucun doute progresser un discours sophistiqué sur la question du risque.
Un tel paradoxe mérite d’être souligné, les acteurs les plus enclins à la prise de risques étant ceux qui imposèrent des pratiques plus prudentes de gestion : analyse approfondies des actifs, process interminables de « due diligence » confiés à des grands cabinets d’avocats – qui jusque-là intervenaient peu dans un domaine réservé aux notaires –, précision accrue des contrats…
Ensuite, il fallut attendre la création de l’organisme de placement collectif immobilier (OPCI), en 2007, pour revivre une avancée décisive en France. Le législateur, animé par la volonté de développer la gestion pour compte de tiers dans le domaine immobilier, crée un véhicule d’investissement réglementé. Celui-ci est géré exclusivement par des sociétés de gestion agréées par l’Autorité des marchés financiers, qui impose une gestion professionnelle et des procédures formalisées de gestion des risques.
Même si antérieurement les assureurs, les SCPI ou les foncières cotées avaient ouvert la voie d’une gestion professionnelle, prenant l’initiative de se doter d’organes de gouvernance et de procédures adaptées, c’est cette étape qui eut l’effet radical attendu pour homogénéiser et généraliser les bonnes pratiques dans notre secteur.
On peut regretter les douze ans écoulés entre les deux événements, mais cela ne doit pas occulter la profondeur des travaux réalisés. On peut aussi déplorer que le résultat ait manqué de pragmatisme, l’usage du produit s’étant avéré au départ complexe et coûteux, il demeure que l’adoption d’un code de déontologie commun constitue désormais le socle de notre profession.
Les paradoxes de la classification des risques
La vision traditionnelle de l’investisseur immobilier, avec ses trois critères de décision, « l’adresse, puis l’adresse et encore l’adresse », qui prenaient le pas sur l’analyse des risques, a été supplantée aujourd’hui par une exploration quasi infinie des risques possibles, alimentée sans fin par les juristes.
La responsabilité d’un investisseur est de les hiérarchiser avec pertinence. Si l’exploration des zones de risques est désormais un exercice bien maîtrisé, des progrès restent à faire dans ce domaine. Par exemple, la mono-stratégie centrée sur le « prime parisien » provoque aujourd’hui une inflation de cette typologie d’actifs qui constitue en elle-même un risque majeur.
La segmentation adoptée par le marché mondial reflète en tout cas une volonté de hiérarchiser les risques, ainsi que l’atteste le tableau ci-dessous :
CORE | VALUE ADDED | OPPORTUNISTE |
Peu ou pas de dette Immeubles liquides à cash-flows solides Gestion à long terme |
Dette modérée Immeubles et cash-flows à valoriser Gestion à moyen terme |
Dette élevée Immeubles à développer et cash-flow à créer Gestion à court terme |
Toutefois on remarquera les paradoxes de cette classification : le marché admet d’ajouter du risque au risque, appliquant l’effet de levier là où la probabilité de le voir se transformer en « effet de massue » est la plus élevée, ou d’opérer dans un terme court alors que les opérations de développement sont de plus en plus longues…
L’importance des risques généraux
Il est donc important d’insister sur les risques généraux, notamment les risques de marché, le risque lié à l’utilisation de l’effet de levier et le risque de management.
Le risque de marché
Le risque de marché ne peut être couvert que par une judicieuse allocation d’actifs et une bonne diversification. Nous ne nous étendrons pas sur les risques inhérents à un marché cyclique, car une littérature abondante existe sur le sujet.
Aucun investisseur de court terme, à notre connaissance, ne peut prétendre avoir durablement contré ces risques. Seules les stratégies inscrites dans des horizons de placement compatibles avec ce que nous savons de la durée des cycles immobiliers ont prouvé leur efficacité.
On peut également aujourd’hui constater certains effets pervers venant de la généralisation des pratiques comptables du market-to-market dans les gestions de long terme.
Sans en contester l’intention originelle, il s’est avéré qu’elles pouvaient causer des problématiques de court terme que les dirigeants devaient régler dans l’urgence, parfois au détriment de leurs actionnaires ou de leurs employés, et ce malgré leur caractère potentiellement provisoire.
Les dangers de la dette
S’agissant de l’effet de levier, la crise des années 1990 aurait pu vacciner le marché à jamais d’un usage excessif. Il n’en est rien.
Quand, comme aujourd’hui, les prix montent et que les rendements immobiliers se compriment, le recours à la dette est un exercice périlleux. Les banques, qui dans le passé n’exécutaient que très rarement leurs garanties et temporisaient, sont aujourd’hui moins patientes et mieux équipées. Elles n’hésitent plus à se substituer en cas de défaut.
Ajoutons au panorama que le marché du financement immobilier français utilise des taux courts assortis d’instruments de couverture. Cela ajoute une deuxième catégorie de risques. Sans oublier la rigidité des covenants et les coûts périphériques des financements, temps passé, avocats, notaires, experts, qui n’ont cessé d’augmenter. L’effet de levier, malgré l’attractivité des taux d’intérêt de base, est plus que jamais à manier avec précaution.
Le risque de management
Enfin, le risque de management, que la gestion des portefeuilles soit internalisée ou déléguée à des asset managers, devrait être pris en compte.
S’il est usuellement évalué dans la gestion déléguée (investissement dans des fonds ou des foncières cotées), il peut être sous-estimé dans le cadre de la gestion interne.
À ce sujet, on pense souvent à la faute, à l’erreur ou même à la fraude, mais il ne faut pas omettre la possible perte de ressources précieuses que constituent les hommes ou les femmes expérimentés.
Le principe de précaution, là encore, devrait conduire à la diversification. Aujourd’hui, certains investisseurs français ont opté pour une activité d’investissement direct sur le plan domestique et indirect à l’international, fondant cette décision sur le seul critère de l’expertise. D’autres institutions ont opté pour une délégation totale, afin de ne pas s’exposer aux risques internes. Une prise en compte du risque managérial devrait en tout cas conduire à faire appel à plusieurs équipes, aux expertises et aux profils complémentaires.
Des risques spécifiques bien identifies
Les risques propres à l’actif immobilier sont aujourd’hui de mieux en mieux cernés. Citons notamment la faible liquidité, le risque locatif, le risque de crédit sur les locataires, le risque d’obsolescence, le risque d’environnement, les risques de pollution et de vices cachés, l’incertitude concernant les coûts et délais de valorisation, les risques fiscaux, les risques réglementaires, les risques d’incendie ou de désordres, généralement couverts par les assurances, les risques de catastrophes naturelles…
La réglementation impose désormais aux vendeurs de produire de nombreux diagnostics techniques lors des cessions d’actifs : diagnostics relatifs à la présence d’amiante, de plomb, d’insectes xylophages, etc. De plus, les acquéreurs, de plus en plus exigeants, réclament des pièces détaillées sur l’historique de la situation administrative, des diagnostics relatifs à l’état des constructions, des équipements techniques, et procèdent à des vérifications approfondies de la situation fiscale du bâtiment et de sa situation locative.
La liquidité souffre un peu de ces pratiques, car le travail préparatoire à une cession s’est considérablement accru, transformant notaires et propriétaires en véritables enquêteurs pour retrouver toutes les pièces nécessaires et constituer une documentation complète. La tenir à jour demande un travail considérable, et le marché est en train de prendre la mesure du coût de cette nécessaire gestion du risque.
Par ailleurs, dans un marché haussier, cette vertueuse transparence provoque un transfert du risque autrefois assumé par le vendeur vers l’acheteur. Les transactions se font sur la base d’audits de data rooms si complètes qu’elles permettent aux vendeurs de procéder à des ventes sans aucune garantie, au motif précisément qu’ils ont préalablement tout révélé, l’acquéreur ayant le loisir de se forger son opinion et de prendre ses responsabilités. Ce n’était sans doute pas l’intention initiale des investisseurs, et l’on constate ici qu’un risque maîtrisé en a fait jaillir un autre…
Il faut aussi évoquer les risques résidant dans la gestion des opérations immobilières :
• Le risque de contrepartie est en grande partie couvert par l’application des règles anti-blanchiment et l’intervention de la profession des notaires. Mais, dans des marchés volatiles, la qualité de l’exécution d’une transaction confère à l’acquéreur une valeur incorporelle qu’il ne faut pas ignorer.
• Les risques résidant dans la sélection de prestataires sont de mieux en mieux encadrés par des contrats de délégation précis, toutefois la vérification des coûts et des prestations réalisées par les sous-traitants peut réserver de mauvaises surprises. Un contrôle strict doit être effectué, qui vient encore augmenter les coûts de gestion.
• Enfin, il faut évoquer le risque lié au réinvestissement, lorsque les arbitrages sont motivés par l’extériorisation de plus-values, laissant entière la question de la réallocation pertinente du profit réalisé.
Les vertus de la simplicité….
En conclusion, au fur et à mesure que l’on progresse dans l’appréhension et la prévention des risques, de nouveaux risques émergent, qui peuvent résulter non seulement de la réglementation et de l’environnement, mais aussi d’effets pervers des procédures mises en place.
Dans un monde de plus en plus complexe (normé, technologique, informatisé, organisé au travers de process d’équipes spécialisées), il devient très difficile pour les dirigeants ou gérants de garder une vue stratégique sur la question des risques. C’est précisément ici que réside à notre avis le risque majeur. C’est pourquoi il faut faire l’éloge de la simplicité.
En effet, certains techniciens peuvent préempter des territoires entiers d’une organisation en étant déconnectés de ses spécificités vitales et surtout sans avoir à assumer la responsabilité finale des éventuels manquements.
Les occurrences de risques affectent toujours les organisations à leurs racines et à leur sommet. Quelles que soient les délégations mises en place, les dirigeants ou les gérants seront souvent seuls pour en endosser les conséquences, devant de surcroît assumer des problèmes d’image pour des actes qu’ils n’ont pas voulus.
L’option de la simplicité, de la lisibilité et de la transparence, assortie d’une saine méfiance envers les prétendues barrières techniques, est un excellent principe pour celui qui veut durablement maîtriser l’avenir.
…et de la coopération
De même, dans une économie de plus en plus violente, ceux qui s’inscrivent dans la coopération et les relations durables bénéficieront, nous le pensons, de leviers qualitatifs puissants pour contrecarrer les mouvements de marché.
Une illustration intéressante est livrée par les assureurs qui choisissent d’échanger des actifs plutôt que de les arbitrer, évitant ainsi de s’exposer au risque de réinvestissement ultérieur.
De plus, la coopération avec des sociétés de gestion d’OPCI permet l’utilisation de véhicules réglementés gérés par des équipes tierces, ce qui présente de nombreux avantages en termes de liquidité, de mutualisation des risques, voire en termes de partenariats stratégiques.
Dans un environnement économique instable valorisant des actifs réels devenus très rares, de telles coopérations seront pertinentes non seulement en matière de risque, mais aussi en ce qui concerne la performance, et gageons que les visions simples et volontaires seront les plus solides pour affronter la crise économique.